Le magasin Sennelier a vu le jour au quai Voltaire. Il est l’un des rares à être parvenu jusqu’à nous depuis le XIXe tout en gardant son essence. Point de rendez-vous des artistes depuis plus de 100 ans, il est toujours la boutique des étudiants de l’école des beaux-arts, mais aussi des Parisiens et des étrangers venus de partout dans le monde pour découvrir cet endroit merveilleux, monde de couleurs et de produits pour la création artistique. Nous vous présentons ici un entretien avec M. Sennelier, arrière-petit-fils du fondateur du magasin.
M. Sennelier nous dévoile l’histoire du magasin
Pouvez-vous nous raconter l’histoire de Sennelier ?
L’histoire du magasin Sennelier débute en 1887 quand mon grand-père Gustave Sennelier reprend le bail de ce magasin qui vendait déjà du matériel pour artistes. Il était tenu par un artiste qui peignait et vendait du matériel de peinture. Comme il faisait de mauvaises affaires, il se vu obligé à céder ce magasin.
Premier magasin de Sennelier au quai Voltaire, en face de la Seine.
Mon grand-père, dès son installation, va très vite avoir l’envie de fabriquer ses propres couleurs.
Il était un homme fasciné par la couleur, et avait fait une formation de chimiste qui l’avait amené à travailler depuis l’âge de 16 ans. Il avait suivi des cours au CNAM, ce qui lui permettra de réaliser son rêve de pouvoir fabriquer ses propres couleurs… Il va chercher des pigments et va se mettre à fabriquer dans le magasin, devant les clients, de la peinture à l’huile. Avec l’aide des artistes, il va mettre au point une gamme de couleurs qui va devenir célèbre, car Cézanne va lui-même donner des conseils. Avec les idées des peintres connus et moins connus, en 2 ans, il va créer une gamme de 100 nuances de peinture à l’huile.
Panneau fait à la main qui nous montre les différentes nuances de couleurs. Il est noirci par le temps et par un ancien incendie.
Les gens vont l’encourager à fabriquer d’autres gammes, et progressivement, il va fabriquer des aquarelles, des temperas, des pastels, etc.
En 1915, son fils ainé va commencer à travailler dans le magasin et va fabriquer des albums et des blocs pour le dessin. L’aventure va se poursuivre avec un autre fils de Sennelier (mon père) qui va rentrer dans le magasin en 1929. C’est cette année que décède le fondateur, Gustave Sennelier ; ce seront les deux fils qui vont reprendre la fabrication. Mon père était un ingénieur chimiste qui va améliorer les gammes.
Il y a des artistes connus qui sont venus dans ce magasin comme le frère de Van-Gogh, Gauguin, Bonnard ou encore Odilon Redon. Cela va faire de ce magasin un lieu d’effervescence artistique qui va devenir un lieu de rencontre pour de nombreux artistes dans ce quartier de Paris.
Ce sont les années de guerre qui vont être les plus compliquées, car mon père va être arrêté et la fabrication s’arrête ainsi pendant 5 ans. À la fin de la guerre, l’activité va redémarrer avec une gamme reformulée de pastels qui devient une gamme très connue, car d’une qualité reconnue.
On fabrique alors les couleurs pour le magasin Sennelier, mais aussi pour d’autres points de vente même si l’activité principale reste la vente dans le magasin.
Les affaires se portent bien, et en 1936, le quartier Montparnasse est devenu aussi un lieu très fréquenté des peintres ; un nouveau magasin Sennelier va pouvoir se développer rue de la grande Chaumière dans le 6ème arrondissement.
Dans les années 60, c’est l’arrivée de la troisième génération avec moi et mon cousin, et maintenant, c’est la 4e génération avec ma fille Sophie Sennelier.
Mon père va créer en 1948 une gamme de pastel à l’huile qui va avoir une certaine renommée. Il va la mettre au point pour Pablo Picasso qui habitait rue des Grands Augustins et voulait une gamme pour travailler sur n’importe quel support… Elle va devenir une des références mondiales de pastel gras.
Le magasin n’a pas changé depuis le XIXe siècle, voilà pourquoi il a une certaine aura internationale. L’unique chose qui a changé c’est que l’on a mis l’électricité à la place du gaz, mais le décor est authentique du XIXe siècle.
Être au service d’artistes a dû vous donner de passionnantes anecdotes à raconter ?
Ici, on était des artisans au service des artistes. Mon grand-père a reçu les conseils d’artistes, et pris soin de leur donner satisfaction. Par exemple, il se souvenait très bien du peintre Kandinsky qui était extrêmement exigent avec les toiles et à chaque fois qu’on lui livrait une toile, il passait sa main dessus pour voir s’il n’y avait pas de défaut, d’aspérités… il les regardait avec le plus grand soin.
On se souvient aussi de Nicolas de Staël qui, quand il a commencé à travailler de la matière épaisse, a demandé à mon père de lui fabriquer de la peinture dans de gros tubes. Après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 46 et 47 où il y avait encore des restrictions en France, mon père cherchait désespérément de gros tubes. Il allait alors chez un fabriquant de lait en tube, et prenait de tubes vides pour les remplir avec de la peinture pour Nicolas de Staël.
Autre exemple, Sonia Delaunay voulait de la gouache en gros pots, alors on allait chercher des pots de confiture vides parce qu’elle travaillait sur de grandes surfaces et elle utilisait la gouache dans des quantités très importantes, inhabituelles parce que les gens d’habitude, l’utilisent dans de petites quantités en petits tubes.
Donc voilà, nos anecdotes peuvent se résumer au fait que l’on a dû fabriquer des produits en relation à la demande du client. On a dû aussi fabriquer des couleurs spécialement pour certains artistes qui voulaient par exemple un rouge très intense. Nous sommes toujours à leur écoute en 2018.
Quels sont les rapports existants entre Sennelier et la Seine ?
Le magasin était ici parce qu’il était proche de l’école de beaux-arts qui avait une entrée sur les quais, donc les étudiants pouvaient y accéder très facilement. La seine est aussi un axe très important dans la vie parisienne, et on avait la chance d’être en face du Musée du Louvre. On était également les seuls sur le quai, mais il y avait d’autres boutiques – environ 6 ou 7 – tout autour du quartier au XIXe, mais qui ne sont pas arrivées jusqu’à nos jours. Beaucoup d’artistes sont très contents de venir ici dans ce cadre incomparable et encore mieux avec l’ouverture du musée d’Orsay.
Il est possible qu’au début du XIXe siècle, vu que l’on fabriquait sur place, et que la Seine était un axe important de communication et de transport de produits, on s’en soit servis pour l’acheminement de marchandises. Par exemple des pigments venaient de la bourgogne, comme les ocres… mais je n’ai pas d’élément précis ou fiable en la matière. On pense que certainement, au XIXe siècle, c’était encore une voie de cheminement des marchandises.
Que voyez-vous pour l’avenir de Sennelier ?
Maintenir la tradition tout en étant ouvert aux produits de la modernité : tel est le mot d’ordre de l’enseigne. Nous sommes très attachés à conserver un certain nombre de produits anciens de qualité, car il ne faut pas oublier que lorsqu’une œuvre est finie, il faut pouvoir aussi la réparer. Et nous n’avons pas le recul nécessaire sur la façon dont vont vieillir certains matériaux plus modernes. Nous sommes ouverts à de nouveaux produits s’ils vont apporter un plus pour l’artiste ; que ce soit une palette de tons, un nouveau moyen d’expression ou un nouveau matériau.
Un des murs du magasin est devenu un espace d’expression artistique
Le logo de Sennelier et la Seine
Le logo actuel fait référence a une vieille histoire du XVIIIe siècle : celle du charmant marquis de Bacqueville, le premier homme qui avait survolé la Seine.
On le voit représenté avec son système farfelu qui lui permettait de planer.
Le marquis a effectué ce vol alors qu’il était sexagénaire. Il était connu pour ses excentricités, comme par exemple, se promener avec une robe de bure parsemée de diamants précieux. Son vol, même s’il n’a pas atteint les Tuileries comme il le souhaitait, restera pour le vol humain, une source d’idées très avancées pour son époque. Une foule considérable s’était rassemblée sur les quais pour regarder la scène et elle n’en croira pas ses yeux. Même si bientôt, en battant de ses ailes, ses mouvements deviennent incertains et il finira par tomber sur un bateau-lavoir. On le ramènera chez lui, la cuisse cassée, sous les applaudissements du public.
Merci beaucoup à M. Sennelier et à toute l’équipe pour m’avoir reçu pour cet entretien.